"Il y aura un avant et un après"

Un article de Elizabeth Feld.

(Ces paroles qu’on entend beaucoup par rapport au covid-19 en ce moment)

Eh bien, ne pourrait-on pas dire qu’on est dans un "passage" ? Les fameuses notions de rites de passage dont nous parlent nos ancêtres les anthropologues culturels, Victor Turner, Arnold Von Gennep et al., la notion de "migration d’identité" de Michael White... Ne pourraient-ils pas nous venir en aide dans cette traversée ? (Ils nous parlent de trois étapes d’un passage, ou d’un rite de passage : l’état préliminaire, l’état liminaire, et l’agrégation ou réincorporation : l’avant, l’entre-deux et l’après…)

Turner nous parle de cet état liminaire, de l’entre -deux, quand on a quitté l’identité familière, la rive de départ, l’ancienne identité, et qu’on est dans la rivière, avec ses courants, son eau glacée, ses distances sociales, ses confinements, ses dérogations, ses masques, ses lavages de mains, ses peurs, ses inconnus, ses courbes qui montent etc. etc.

On n’a même pas eu le temps de se préparer au saut dans la rivière du covid, de quitter l’ancien rivage, ni de se rendre compte de l’état préliminaire, qu’on se trouve dans le « liminaire », l’état entre-deux, et c’est un liminaire truffé d’inconnus…

Si nous écoutions la sagesse ancestrale sur les passages et les rites de passage, si nous écoutions ce que l’anthropologue Victor Turner nous apporte de ses études anthropologiques sur ces rites de passage, sur cet état liminaire, on pourrait peut-être y trouver quelques pistes intéressantes :

  • "Les néophytes ne sont que des entités en transition, pour le moment sans place ni position… le néophyte dans la liminalité doit être une tabula rasa, un tableau vide, sur lequel sont inscrites les connaissances et la sagesse du groupe, dans les aspects qui ont à voir avec le nouveau statut."

  • "Les épreuves et les humiliations, souvent d'un caractère grossièrement physiologique, auxquelles sont soumis les néophytes, représentent en partie une destruction de l'ancien statut et en partie une façon de tempérer leur essence et de les préparer à assumer leurs nouvelles responsabilités et les retenir d'avance de ne pas abuser de leurs nouveaux privilèges." (The Ritual Process, p. 103)

Même si le rite de passage dont il parle est un rite intentionnel, et que nous ne vivons ni un passage "intentionnel" ni un rituel, ne pourrait-on pas trouver quelques points d’identification ? …

Victor Turner nous parle de quelques éléments essentiels dans ce passage liminaire, de cet état de "liminalité", et de la "communitas".

La "communitas", que David Denborough nous avait expliqué comme "l’unité dans la diversité" est un concept en fait plus vaste, c’est "l’anti-structure", là où les rôles hiérarchiques s’effacent, ou du moins pendant cette période de traversée.

Le dépouillement, la mise à nu, fait partie aussi de cet état liminaire, cet entre-deux ; pour arriver à l’autre rive, il faut laisser derrière soi les vestiges de l’ancienne identité afin de pouvoir se vêtir de la nouvelle.

Dans les rites de passage, on trouve le phénomène de "communitas", des compagnons de route, le "club de vie" du passage ; car les rites de passage sont souvent faits en groupe, en "communitas", afin que l’on puisse naviguer dans les moments de ténèbres, de noirceur total, d’inconnu, de peurs en compagnie d’autres. Et on peut voir l’importance de notre "communitas" à nous dans ces derniers jours de confinement, les petites blagues et moments de résistance qui circulent sur les réseaux sociaux (avion), les contacts virtuels, les messages d’espoir, les petits sms pour savoir comment vont les gens qu’on aime, l’humour…

Mais des fois, aujourd’hui par exemple, on vit des passages sans y avoir les "rites" qui les accompagnent, on vit des passages obligés.

Michael White parlait des femmes qui quittaient des situations d’abus en disant : "Si les femmes comprennent cette expérience comme une migration d'identité, il leur devient possible de continuer sur leur chemin malgré la confusion et la désorientation." ( Reauthoring Lives, p. 100)

Et si nous, on considérait ce qu’on fait comme une migration d’identité ? Nous savons que nous ne pouvons pas retourner en arrière, l’ancienne rive n’est qu’un souvenir, et nous ne savons pas du tout ce qui nous attend de l’autre côté. Si on envisage cela comme une migration d’identité, et qu’il devenait "possible de continuer malgré la confusion et la désorientation", est-ce-que nos visions, espoirs, valeurs, missions pourraient nous venir en aide pour faire ce passage ?

Il parait évident que nous ne serons plus pareils qu’avant ; serait-il possible de commencer à penser, de partager, d’imaginer une autre rive ?

Qu’imagineriez-vous qui pourrait sortir de ce passage ?

Pourrions-nous redevenir auteurs de nos vies ?

Et si nous partagions autour de ce passage entre nous ?

Est-ce que cela vous intéresserait de partager sur ce blog vos réponses aux questions de résistance : qu’est-ce qui vous aide à traverser cette épreuve/ce passage ?

Aux questions d’identité intentionnelle : quelles lueurs avez-vous d’espoirs, de rêves, de visions pour votre identité personnelle et pour notre "communitas", à l’arrivée sur l’autre rive ?

Avez-vous d’autres questions, d’autres curiosités que vous aimeriez partager ?

J’écris cet article avec l’espoir que partager nos* résistances, nos espoirs, nos visions, nos questions… pourrait nous venir en aide pour la traversée de ce passage vers une autre rive...

*On n’est pas obligé d’être praticien narratif pour faire partie de "nous" ; quiconque se sent faire partie, fait partie (communitas).

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